Si Ben Brik ne cesse de prêcher une littérature qui se veut couillarde, on lui doit quelques paquets de « texticules » méconnues. Le Bandit, qui vient d’être réédité aux Sud éditions, treize ans après sa première publication parisienne, en est un bon exemple. C’est l’histoire d’un Plagieur qui vole des bribes de livres entiers pour les recycler en un livre plein de tics, de trucs et de machins. Mais pour le « fou du paragraphe » qu’il est, on regrette qu’il le fasse en poseur. Faudrait-il lui taper dans le dos ? Un peu, oui, car ce serait dans tous les cas aussi efficace que de l’inviter à boxer.
Les romans commis sous la dictature, vieillissent-ils mal ? C’est selon. Sur le chemin d’écriture de Taoufik Ben Brik, Le Bandit est de ces romans qui, rides obligent, ne manquent pas de se polir les muscles, et peu importe s’ils en ont un de trop : l’ego « texticulaire » – qu’on nous permette ce mot-valise. Publié en 2004 sous le titre The Plagieur, cette autofiction prémonitoire raconte plus ou moins la même histoire que les autres récits de Ben Brik : la révolte des « fils de chiens » contre les sbires du pouvoir pour leur rendre la pareille. Avec cette réédition, coiffée d’un nouveau titre, sont remis au goût du jour une rage pavée de savons, et un langage qui ne se méfie pas des grands mots. Le Bandit rappelle qu’« écrire » est un sale boulot et que « littérature » en est même un très obscène.
Les couilles redorées en bronze, Ben Brik fait sans doute avec ce qu’il a. C’est à dire un nerf de solitude salvatrice dont le « Plagieur » est la figure délurée. Chef d’une bande cosmopolite qui pille non seulement des phrases répudiées, mais des bibliothèques et des bouquinistes, son protagoniste semble plus doué pour la bagarre. Les masques que refile ce poète fou lui vont bien ; peut-être est-ce sa façon de « se passer de la béquille du réel », partout où qu’il situe son lecteur, seul ou avec de la flicaille cherchant à percer le secret de ces paroles sans propriétaire qui troublent l’ordre public. Ben Brik n’hésite d’ailleurs pas à y jeter d’autres ingrédients, s’offrant ainsi quelque chose comme une caisse de résonance où s’étale l’historiette de l’opposition et, en guise d’épices, la biographie de son môme Ali, celle « de tous les enfants qui subissent la mal-vie de leurs parents encagés dans une doctrine gorille ». En imprécateur qui n’invente rien, notre plagiaire édenté aggrave son cas en mettant en abyme l’« impropriété » de ses mots.
On ne sait néanmoins si Ben Brik entre en écriture avec des réflexes sous l’aisselle, ou s’il les dépose aux vestiaires avant de les recueillir une fois devenus idées de fiction. Son Bandit veut se payer la tête des sbires de la dictature, mais aussi « répondre au désenchantement par l’enchantement ». Pas facile. Car, quand des personnages tantôt mafieux tantôt têtes à claques, ont les pieds sur terre, on craint le pire. Il fallait, pour cela, les mêler à des coups bas, des dialogues, et des feux d’artifices, « sans savoir exactement ce qu’ils ont à jouer ». Qu’ils soient étrangers, qu’ils bravent la police, subissent des coups bas, ou ne se souviennent de rien, il fallait encore brouiller les cartes avec les rapports d’un agent spécial et les prises de notes d’un chroniqueur. Il fallait surtout bander son arc et retrouver la rage d’une parole qui lui fera rendre ses tripes. Il n’est d’ailleurs question que de cela dans Le Bandit : « rapatrier la parole de l’exil » pour mieux habiter un Tunis qu’on croirait perdu à jamais. C’est un mode de vie pour l’auteur de Chronique du mouchard, et d’écriture pour son plagiaire. Dans les deux cas, pour que le récit s’enflamme, le premier se fait metteur en scène, là où le deuxième le lorgne dans sa mire. Aux grands maux d’un pays et d’une parole confisqués, les remèdes d’une littérature de seconde main.
C’est que Le Bandit ne se raconte pas plus qu’il ne se résume ; il permet difficilement de tabler sur une ligne narrative. Il est vrai que Ben Brik ne tend pas ses bouts de phrases à des lecteurs pressés. Encore faut-il reconnaître qu’il écrit mal comme il bouffe mal ; sa phrase est « invalide, lugubre, sans ailes ». Il se détourne des verbes pour aller vers les épithètes, qui demandent, eux, du temps et du soin. On y retrouve des impuretés détachées et bien senties, assaisonnées de loufoque, mais en même temps l’estrade autofictive qui colle bien à son ego. L’écriture, ingrate, se prend ici d’intertextualité parce qu’elle se veut réécriture, mais autrement que ce qu’elle sera, en 2016, avec ses Frères Hamlet. Maniaque des mastodontes comme Taha Hussein ou Shakespeare, héritier entre autres de Kazantzaki et de Hamsun, Ben Brik fonctionne à l’admiration. De tout cela, son protagoniste est l’observateur et le passeur, lui qui voudrait voler des bribes de livres entiers pour les recycler en un livre plein de tics, de trucs et de machins. On nommera ce geste « fiction ». Celle que pratique le maquisard est un entonnoir aux mille mots.
Il y a certes du bon et du moins dans Le Bandit. Il y a le plaisir de la satire, mais aussi les inconvénients de sa stridence. Il y a surtout qu’à défaut d’idées sinon menottées, Ben Brik tripote par moments « un langage multiplié comme l’est celui de la rue ». On peut s’accrocher au récit avec un intérêt poli ; mais, en le déroulant tel un ruban, on finit par lâcher prise. Pugnace, son écriture s’entêtera dans ses livres post-révolution, à l’instar de Chien fils de Chien (2013), Kawasaki (2015), ou encore New York banlieue de Tunis (2016). Qu’on lui ôte ses corsets et il fulmine. Peine-t-il à éviter les claquements du couperet ? Il se peut que la décrispation de l’écriture ne soit ici que le revers d’une difficulté, celle qu’a ce boulimique de tout garder dans l’estomac. Si Ben Brik ne cesse de prêcher une littérature couillarde, on lui doit quelques paquets de texticules ; mais pour le « fou du paragraphe » qu’il est, on regrette qu’il le fasse en poseur. Faudrait-il lui taper dans le dos ? Un peu, oui, car ce serait dans tous les cas aussi efficace que de l’inviter à boxer.