Dans ce récit, vous nous semblez déçu, voire blessé, de voir que le grand amour que vous avez donné à la ville Tunis n’a pas été, en fin de compte, réciproque. Est-ce que Taoufik Ben Brik sent que les sacrifices qu’il a faits pour ce pays n’ont pas été reconnus à leur juste valeur ?
Certes, mais ceci n’est pas la faute de la Ville, mais plutôt celle de ses gens. Ce sont des malappris, des mal élevés. Le Tunisien est mal élevé. Il n’a jamais appris la rectitude, la droiture. Il a peur des fauves, des poètes, des inventeurs, des intellectuels organiques, ceux qui sont là pour mettre à nu le roi et son peuple.
« Ben Ali et Ghannouchi sont la matière avec laquelle je travaille »
Malheureusement, les gens ne respectent rien. Ils sont ingrats. Mais malgré ça, je ne peux vivre qu’ici à Tunis, en Tunisie, même si des écrivains comme Jacques Attali me disent souvent que ma place est parmi eux. Vous savez, quand je passe trois jours à Paris, je pleure. D’ailleurs, j’ai déjà écrit, durant l’ère Ben Ali, un livre intitulé «Je ne partirai pas».
Vous regrettez aussi d’avoir passé toute votre vie à écrire sur Ben Ali et sur Ghannouchi, mais paradoxalement vous continuez à écrire sur eux dans ce nouveau livre. Est-ce si difficile de se libérer de ces personnages-là ?
En fait, ce livre-là, comme la plupart de mes livres d’ailleurs, parle du hic et nunc (ici et maintenant). Ben Ali et Ghannouchi sont la matière avec laquelle je travaille. Je ne peux pas faire autrement, même si je me demande souvent qu’est-ce que ces faux-cul-là ont-ils de «si spécial, d’intense, d’original, pour que toute mon intelligence soit à leur solde ?… Ils ont découvert que la Terre tourne ? Inventé l’écriture, le cinéma, la République, l’égalité ? Sont-ils des Mychkyne ? Euclide ? Galilée ? Zorba ? Rousseau ou Lincoln ?».
« Sans l’UGTT, ils auraient tous été réduits à néant »
Sinon, ce livre est une sorte de triangle dont les trois côtés sont ZABA (Ben Ali), Zabala (Ghannouchi) et l’UGTT. Tandis que les deux premiers détiennent le pouvoir et nous chipent l’oxygène, l’UGTT, lui, incarne l’ange gardien du pays. D’ailleurs, ce livre parle du combat homérique entre l’UGTT et Ennahdha.
Pourquoi ce flash-back sur les «réalisations» de l’UGTT durant l’ère de la Troïka. Est-ce que vous sentez qu’il y a une ingratitude envers cette institution ?
Certains semblent avoir oublié le rôle qu’a joué l’UGTT durant l’ère d’Ennahdha (et non pas l’ère de la Troïka). L’UGTT était le seul vrai contre-pouvoir, et ils se sont tous abrités sous son aile, y compris l’UTICA. Sans l’UGTT, ils auraient tous été réduit à néant et Daech aurait franchi nos frontières.
Aujourd’hui, les hommes d’affaires et l’UTICA semblent avoir oublié tout ça, et accusent d’une façon arrogante l’UGTT de bloquer l’économie du pays, comme si l’UGTT voulait leur chiper leurs entreprises et leurs usines.
« Ennahdha a une peur grise de ce qui se passe »
Est-ce qu’ils sont conscients que 25% des Tunisiens vivent sous le seuil de pauvreté, que la classe moyenne est en train de s’appauvrir et que les employés n’arrivent plus à joindre les deux bouts ? Est-ce qu’ils veulent que l’UGTT ferme les yeux devant ces problèmes-là ?
Vous écrivez aussi «La Nahdha déguerpira de nos cieux, ça c’est sûr.» Ce constat est-il fondé ?
Ennahdha est en train de faire le dos rond. Elle a une peur grise de ce qui se passe. Elle s’est alliée à «El Béji» pour se protéger des tempêtes possibles et impossibles (procès, etc.). Les Nahdhaouis sont intelligents dans le sens où ils savent qu’ils n’ont plus la main longue, que ce soit sur le plan national ou international. Ils ne peuvent plus avoir la main basse sur la ville.
Je ne crois pas qu’Ennahdha va lorgner du côté du pouvoir dorénavant. Elle ne veut plus être la vitrine sur laquelle viendront s’écraser les mouches. Elle va tout simplement rester sur la marge.
« La pauvreté c’est le monstre qui a dégagé Ben Ali
et qui a fait chuter Bourguiba »
Ce sont des «bénis oui-oui» placés sous la protection d’«El Béji». Ils ont une peur bleue de l’éventuelle apparition d’un cheval noir, ayant une mentalité différente de celle de Béji, et qui refuserait leur existence.
Peut-être que dans un an, dix ans, quinze ans, Ennahdha reviendra sur les devants de la scène, si elle se trouve des protecteurs tels les Etats-Unis ou le Qatar. Mais d’ici là, elle va laisser sa prise débranchée.
Vous écrivez aussi «On vivra la guerre civile tant redoutée. Ne te casse pas la tête. On passera par là. Pas moyen d’y échapper». D’où tenez-vous cette terrible certitude ?
Pourquoi refuse-t-on de voir la réalité crue en face ? J’ai déjà prédit que l’ère Béji Caïd Essebsi sera «rouge comme le sang», et là, je ne faisais pas allusion au terrorisme, mais plutôt à la pauvreté.
La pauvreté c’est le monstre qui a dégagé Ben Ali et qui a fait chuter Bourguiba. La pauvreté, ô cet ogre, qui frappe aux portes avec insistance. La guerre civile, dont je parle, c’est l’Intifada de la pauvreté. Même les riches me confient souvent qu’ils redoutent une Révolution à la 1984 (la révolution du pain).
« Quand la pauvreté est associée au savoir,
elle crée une bombe atomique »
Aujourd’hui, la pauvreté bat son plein. Et quand la pauvreté est associée au savoir, elle crée une bombe atomique. Qu’attendez-vous d’un diplômé chômeur qui dort dans une cuisine tout près des chiottes avec sa mère et ses frères, alors qu’il y voit des gens qui habitent dans de grandes villas ?
Qu’attendez-vous d’un diplômé chômeur qui n’a pas de quoi payer un café pour sa copine ? C’est la colère, c’est la hargne ! Le plus grand problème, maintenant, c’est la pauvreté et l’inégalité et non pas le terrorisme. Il faut un état d’urgence contre la pauvreté !
Pourquoi dites-vous que «Tunis manque cruellement d’hommes politiques» ?
Pour réponde à cette question, il faut d’abord définir ce qu’est un homme politique. L’homme politique, le vrai, est celui qui est élu pour régler les problèmes, celui qui sait trouver des solutions et qui connait très bien l’intérieur du pays, la mentalité et les aspirations des gens.
Des gens comme Yassine Brahim ou Kamel Jendoubi (mon ami) ne peuvent pas être de bons politiciens, car ils ont passé toute leur vie à l’étranger.
« Toute l’équipe qui entoure «El Béji»
est vide, incolore et inodore »
D’ailleurs, toute l’équipe qui entoure «El Béji» est vide, incolore et inodore. Citez-moi un seul parmi eux qui a la stature d’un homme politique ? On a un ministre de la Santé qui ne connait rien de la santé, un ministre de l’Education qui ne connait rien de l’éducation, un ministre du Transport qui n’est jamais monté dans un bus, etc.
Les seuls qui ont, peut-être, la stature d’hommes politiques ce sont les dirigeants de l’UGTT. Ce sont des gens qui rencontrent les prolétaires, les ouvriers et qui se déplacent à Tajerouine, à Sidi Ahmed Salah, etc. C’est, d’ailleurs, la seule institution moderne dans ce pays.
Voulez-vous que l’UGTT prenne les rênes du pays ?
En tout cas, ce sont les seuls qui ont le zeste politique et qui connaissent très bien le pays, quoiqu’ils n’aient pas de couilles. Car cette opportunité leur a été offerte à plusieurs reprises, notamment après la fuite de Ben Ali et après l’assassinat de Mohamed Brahmi, mais ils n’ont pas su la saisir.
On note aussi une présence frappante de la Femme dans votre récit (Mbarka Brahmi, Basma Belaïd, Rahma Beldi, Fatma Ettaxi, Balta Far West, Khalti Taouès, etc.). Est-ce une façon de protester contre la marginalisation et l’inégalité qui pèsent sur les femmes ?
D’abord, tous les pays qui ont émergé et qui ont avancé durant le XXIe siècle, ils l’ont fait avec des droits de la Femme, bien implantés. En Tunisie, malheureusement, il n’y a pas d’égalité homme-femme. On a fait le Code du statut personnel en 1956, et on s’est arrêté là.
Vous savez, la Femme arabe et musulmane n’a acquis sa dignité et son statut d’être humain qu’avec l’avènement du prophète Mohamed. Mais les droits qu’elle a acquis à l’époque étaient plutôt retranchés, notamment pour ce qui est de l’héritage. En effet, l’héritage de la femme est resté la moitié de l’héritage de l’homme, et ce, depuis 15 siècles.
« On est dans la merde ! »
Pourquoi aucun président, aucun roi arabe musulman n’a pu instaurer l’égalité femmes-hommes en matière d’héritage ? Est-ce qu’il y a, aujourd’hui, un Tunisien qui refuse que sa sœur partage avec lui équitablement l’héritage ?
Vous savez, j’ai déjà demandé à «El Béji», lui-même, de franchir ce pas, vu qu’il a toute la légitimité pour le faire. Il aura même l’approbation de Ghannouchi s’il le fait, puisqu’il tient le Cheikh par les couilles. C’est une occasion historique. Pourquoi la rater ? Pourquoi a-t-on si peur de franchir ce pas ? C’est une honte !
Etes-vous déçu par la Révolution ?
Je regarde la Révolution comme la plupart des gens. On n’est pas en train de vivre la crise, mais plutôt la Grande Dépression, comme celle qu’ont vécue les Américains lors du jeudi noir du 24 octobre 1929. On sent que l’Etat est faible, que les caisses sont vides. C’est un chamboulement énorme où il n’y a aucun gain, aucun embellissement. On est dans la merde !
Propos recueillis par Slim MESTIRI